Aigrefeuille et son cahier de doléances de 1789
rappel : avant toute utilisation d'extraits ou d'illustrations de ces pages, vous devez en demander l'autorisation à leur auteur.
Tout le monde a entendu parler des Cahiers de doléances de 1789. Le 8 août 1788 une convocation des Etats généraux ayant été décidée pour le 1er mai 1789, chaque ville et chaque paroisse rurale rédigea suivant la tradition un "cahier de paroisse" et élut des délégués. Ceux-ci se retrouvèrent dans chaque chef-lieu de baillage (ici, Nantes) pour rédiger un "cahier de baillage" à partir de ces "cahiers de paroisse", et pour élire les députés de leur baillage à la future assemblée des Etats généraux.
Bien que beaucoup d'entre eux aient été inspirés par des modèles diffusés par des officines de propagande de l’époque, ces "cahiers de paroisse" constituent une sorte de "sondage" sur l'état de l'opinion publique en France à la veille de la Révolution. Cependant, les "cahiers de baillages", qui devaient théoriquement présenter une synthèse des revendications des paroisses négligèrent souvent les humbles griefs populaires, les bourgeois qui les rédigèrent n’y conservant que ce qui les intéressait en propre.
D'après le résumé fait devant l'Assemblée constituante le 27 juillet 1789, tous les cahiers étaient d'accord sur les principes suivants...
- le gouvernement français est un gouvernement monarchique,
- la personne du roi est inviolable et sacrée,
- le roi est dépositaire du pouvoir exécutif,
- les agents de l'autorité sont responsables,
- la sanction royale est nécessaire pour la promulgation des lois,
- la nation fait la loi avec la sanction royale,
- le consentement national est nécessaire à l'emprunt et à l'impôt,
- l'impôt ne peut être accordé que d'une tenue d'états généraux à l'autre,
- la propriété sera sacrée,
- la liberté individuelle sera sacrée.
Bref, les "cahiers de doléances" manifestent un loyalisme monarchique et le désir d'une réforme limitant l'arbitraire gouvernemental ? Le principal désaccord portant sur l'égalité de tous les Français devant la loi et devant l'impôt. Rien ne pouvait annoncer le déroulement futur de la Révolution ni l'œuvre législative de l'Assemblée constituante, qui dépassa de beaucoup le mandat que lui avaient confié les électeurs.
--------------------
Les "cahiers de doléances" étaient rédigés par paroisse. La plupart de ceux du futur département de la Loire-Inférieure ont été pour la plupart conservés, contrairement à ceux du futur département voisin de la Vendée qui ont pour la majorité disparu, à l’exception localement de ceux de Rocheservière (Notre-Dame, Saint-Sauveur, la Grolle, Saint-Christophe-la-Chartreuse), de Bouaine, des Marches communes, ainsi que de Saint-André-Treize-Voies et de la Bernardière, ces deux dernières paroisses étant bretonnes.
Voici le cahier de doléances d'Aigrefeuille, conservé aux Archives départementales de Loire-Atlantique (C 185), avec sa présentation commentée par le Professeur Philippe Bossis (1936-2021) en 1989.
Sénéchaussée de Nantes,
Subdélégation de Clisson,
Nombre de feux : 200 environ,
Dénombrement de 1790 : 1172 habitants,
Surface de la paroisse : 1456 ha.
Densité : 85 hab./ km².
Cahier original, et adhésion aux délibérations nantaises de novembre 1788.
Assemblée annoncée le dimanche 29 mars 1789. Réunie le dimanche 5 avril au "lieu ordinaire des délibérations" (sacristie ?).
Président : Jean Roch, procureur fiscal[1].
Présents : 35 ; signatures : 19.
Liste des présents :
Jean Gautret [meunier], Jean Villaine le jeune. Jean Rivière [tisserand], Jean Hervouet [tisserand], Julien Douillard, Jacquet Allard [cultivateur]. Guiscète [laboureur], Julien Le Clair [laboureur], Jean Gulllon [tisserand], Pierre Boutin. Julien Guillon. Julien Potier [laboureur], Julien Guislite fils[2], Mathurin Brochard, Mathurin Bourneau, Joseph Hervouet [laboureur], Vincent Thuaud, Pierre Gautret [meunier], Jacques Guillon [laboureur], Jean Guillet, Pierre Guillon, Etienne Grellier, Jean Villaine fils, François Philbert, Laurent Maillard [père], Mathurin Burlot, Jean et Joseph Philbert [boulanger], Mathurin Graton [maçon], Pierre, Joseph Limousin[3]. Jean Vilaine [cultivateur] et Joseph [boulanger].
Élus : Joseph Gautret père, meunier ; François Philbert ; Jean Roch.
Sur le "grand chemin royal" de Nantes à la Rochelle, en limite nord des Marches avec le Poitou, la paroisse[4] est un lieu de passage très fréquenté. Les soldats, qui font étape à Montaigu avant d'atteindre Nantes et les côtes bretonnes, ont besoin de véhicules pour le transport de leurs bagages. Véritables corvées, parce qu'obligatoires, ces charrois sont une charge pour les "laboureurs à bœufs". Leur rémunération est tardive et insuffisante. A ce propos "les délibérations de la paroisse du Bignon" sont claires : l'allure des bœufs sous le joug (3 km/h) impatiente les militaires ; ils les piquent pour accélérer leur train !
D'ouest en est, la contrebande du sel et du tabac, sur les lisières des Marches, fait l'objet d'allusions très nettes. Parce qu'elles sont exemptes de milice, les Marches peuvent accueillir des miliciables en fuite ; par ailleurs, les Bretons y exploitent des terres sans payer l'impôt foncier, tant en Marches qu'en Bas-Poitou, or, cela crée des jalousies !
Mais ce que retiennent d'abord les notables et paysans assemblés (17,5 % des feux), c'est la nécessité de réduire les charges fiscales royales, à commencer par le franc-fief ; ce qui traduit l'importance des biens nobles aux mains de roturiers. C'est là plutôt un signe d'aisance que confirmeraient les nombreux articles dénonçant les taxes sur les transactions foncières : contrôle, centième denier, lods et ventes. Le marché immobilier est actif, dans ce secteur.
Le seuil des 1000 livres de fermage, auquel on fait allusion, laisse entendre que la plupart des exploitations agricoles n'atteignent pas ce chiffre, correspondant au loyer de 30 à 35 ha de terres et à la taille des grandes métairies.
On note aussi la volonté de réduire les prélèvements sur le produit agricole brut et de ramener la dîme du 1/13e (7,6 %) au l/22e (4,5 %), bien qu'elle ne porte pas sur toutes les terres. La protestation des ruraux contre les rentes multiples, versées à des couvents étrangers par exemple, résulte du caractère infranchissable et perpétuel de celles-ci. Proposer leur rachat, c’est avouer qu’on en a les moyens.
Avec 80 hab./ km², Aigrefeuille compte une assez forte densité rurale, due à la culture des vignes par les "laboureurs à bras". Il n'en est rien dit, pas plus que sur l'élevage ; ce qui est plutôt positif économiquement ; la "manufacture" de coutils, dite de Vieillevigne, apporte des ressources aux nombreux tisserands et compagnons qui disposent au bourg d'un marché hebdomadaire aux fils, filasse et toiles.
En 1774, la seigneurie en titre d'Aigrefeuille est passée d'une vieille famille noble comme les Charette, à un Tonnelard, riche négociant de Nantes d’origine étrangère. Les biens seigneuriaux demeurent une source de considération, d'autant que la veuve Tonnelard paie 23 % de la capitation à elle seule. La division féodale a créé de multiples fiefs : la Guidoire, le Plessis, la Savarière, le Marzellay... Mais les droits seigneuriaux sont légers, et les habitants n'insistent pas sur eux.
Le cahier laisse à d'autres le soin de penser aux réformes politiques et institutionnelles.
Jean Roch, qui préside l'assemblée, a même protesté contre une exigence de la bourgeoisie rennaise d'exclure les agents seigneuriaux de la députation au Tiers Etat. Bien que procureur fiscal, il a été élu l'un des trois députés, avec le rédacteur présumé du cahier, François Philbert.
PLAINTES ET DOLÉANCES
du général de la paroisse d'Aigrefeuille, évêché de Nantes
Art. 1. Demande le général la suppression du franc-fief, de tous les impôts, le plus accablant, étant la ruine des familles et le fléau de l'agriculture, ôtant au cultivateur tout encouragement par la crainte de perdre le fruit de ses mises, et de ses sueurs, et d'en faire un titre contre lui[5] par une augmentation dans la perception.
Art. 2. Celle de la banalité en général.
Art. 3. Celle de la dîme ecclésiastique au treize[6], pour les domaines y sujets seulement, et la perception au vingt-deux, sauf à MM. les recteurs à se pourvoir en indemnité vers les communautés, ou bénéficiers décimateurs dans leurs paroisses.
Art. 4. La liberté de franchir[7] les rentes dues aux communautés et bénéficiers sur le pied du denier vingt-cinq[8], et de verser le montant soit au Trésor Royal, soit dans la caisse ecclésiastique, d'où les communautés et bénéficiers en retireront l'intérêt annuel.
Art. 5. Un code pour la régie des contrôles[9] où chaque droit soit clairement établi, et une commission dans chaque évêché pour connaître de tout ce qui sera relatif au code et à la régie.
Art. 6. Une distinction, dans le tarif des droits de contrôle, entre les fermiers, de manière qu'il n'y ait que ceux au-dessus de mille livres en argent[10] - abstraction des redevances en menus grains, volailles, et charrois[11] qui puissent être réputés gros fermiers[12].
Art. 7. La remise ancienne des lods et ventes sous le fief[13] de Sa Majesté dont la suppression n'a pu être que par un raffinement de maltôte[14], qui en prive la classe la plus indigente [qui, sous ce point de vue, a plus de droits aux bontés du souverain], pour en bonifier la plus opulente.
Art. 8. La suppression de la peine du double droit dans le centième denier faute d'une déclaration dans les six mois du décédé, parce qu'au moyen des relevés des préposés du traitant[15] sur les registres des paroisses, ce droit ne peut échapper à leur vigilance de sorte que la peine du double, est un vrai piège à l'ignorance, surtout des gens de la campagne : il y a plus, elle est une vexation en ce que le traitant la fait pratiquer à l'héritier du décédé en voyage de long cours, comme si la connaissance du décès lui était possible dans les six mois.
Art. 9. Que sans distinction de rang chaque propriétaire paie le vingtième dans les paroisse où il a des domaines, et droits réels.
Art. 10. Que l'égalité soit observée dans la répartition des impôts entre les trois ordres sans exception ainsi que dans la corvée, soit en nature, où à prix d'argent.
Art. 11. La réunion de l'apostolicité[16] aux offices des notaires royaux baillagers, afin d'éviter aux parties des frais dispendieux, par le transport des notaires de Nantes dont la réduction à vingt ne peut fournir au service de cette ville qui prend tant d'accroissement, de sorte qu'ils sont obligés de donner des commissions à des notaires subalternes, ce qui est un abus tant au fond que dans la manière de les accorder.
Art. 12. Le transport des barrières[17] sur les frontières afin de donner plus de liberté au commerce, et d'éviter les peines méritées par la fraude.
Art. 13. Une administration provinciale pour le recouvrement de tous les deniers royaux, que cette administration verserait elle-même dans les coffres de Sa Majesté.
Art. 14. La suppression des milices qui enlèvent des bras si nécessaires à l'agriculture.
Art. 15. La suppression des pensions[18] non méritées et la réduction des excessives.
Enfin, le général déclare adopter et adhérer à l'arrêté de MM. les officiers municipaux de Nantes du quatre novembre dernier[19] à l'exception du premier article en ce qu'il tend à exclure du nombre des députés, les sénéchaux et procureurs fiscaux des Seigneurs ; le gouvernement ayant vu différemment le bureau de ville, doit regretter d'avoir eu d'eux une opinion malhonnête et injurieuse.
Ce sont les très humbles et très respectueuses doléances du général d'Aigrefeuille qui ont été signées de ses habitants soussignés, les autres ayant déclaré ne savoir signer de ce enquis,
Jean Villaine, Vincent Thuaud, Etienne Grellier, Jean Villaine, Pierre Guiscète, Joseph Villaine, Jean Philbert, Joseph[20] Gautret, Julien Douillard, Mathurin Graton, Jean Gautret, François Philbert, Joseph Philbert, Gabriel Bouchet, L. Maillard, Pierre Gautret, Pierre Boulin, Pierre Limousin, Roch[21].
Archives Départementales de Loire-Atlantique, C 565.
--------------------
Notes et références
[1] Est aussi notaire et sénéchal.
[2] Ecrit selon la prononciation ; aujourd’hui Guislet.
[3] Probablement Joseph Gautret père.
[4] Fait partie des Marches avantagères de la Bretagne sur le Poitou.
[5] On craint que les mises (investissements) ne soient l'occasion d'une augmentation de franc-fief, taxe égale, en principe, à une année de revenu net du bien assujetti.
[6] Le treizième de la récolte brute (13e gerbe).
[7] Amortir ou rembourser le capital d'une rente.
[8] Soit 4 % ce qui est alors l'intérêt officiel des emprunts publics. Pour obtenir le capital : il faut multiplier par 25 la rente considérée ici.
[9] Administration du Domaine. L'évêché est aussi un cadre administratif.
[10] Qui paient un loyer supérieur à 1000 livres.
[11] Ce sont les "menus suffrages" accessoires au prix principal du bail à ferme.
[12] Exploitants d'une grande métairie.
[13] Droits de mutation sur les biens relevant du Domaine royal : ce sont les plus modestes paysans qui en souffrent.
[14] Perception abusive.
[15] Préposé à la perception.
[16] Les notaires apostoliques, rédigeant les actes relatifs à l'Eglise, se déplaçaient, d’où les frais supplémentaires.
[17] Barrières de douanes intérieures, interprovinciales ou traites.
[18] Pensions accordées par les Etats provinciaux de Bretagne, et sans doute aussi à la Cour de Versailles.
[19] Délibérations sur les revendications des patriotes nantais auprès de la municipalité.
[20] Agriculteur.
[21] Jean Roch, procureur fiscal de la juridiction d'Aigrefeuille, et sénéchal de la seigneurie du Marquisat de Fromenteau, est aussi notaire.
◄ page précédente : Aigrefeuille Haut ▲ page suivante : la Bernardière ►