la Vergne et ses fantômes
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Parmi les légendes concernant Beaufou, la plus célèbre est celle de la Dame blanche qui hante les ruines du château de la Vergne et que, disait-on, on entrevoyait parfois dans les brumes du plan d’eau qui le borde. Quand le château était encore en état, elle était réputée pour apparaître à chaque fois que la mort planait sur le logis, ce qui aujourd'hui n'a que peu de chance d'arriver vu le peu qu'il en reste. Pourtant, elle n’avait jamais failli à cette tâche à laquelle elle avait été condamnée en châtiment de ses fautes.
Voici comment, et dans le style de l’époque où la forme primait beaucoup sur le fond, Henri Colins (1860-1933) l’a raconté en quelques pages en 1897, dans la Revue du Bas-Poitou...
"Jadis, lorsque l'Europe entraînée dans ce prodigieux élan politique et religieux, les croisades, se précipitait à la conquête de la Palestine, attaquant de front, en Afrique et en Asie, la redoutable puissance musulmane, tout ce qui était d'âge en Poitou de ceindre une épée partait en jeter le poids dans la balance. Quelle illustre épopée traçait alors à la pointe du glaive, la fleur de la chevalerie entrée en lice ! La belle époque qui voyait les lourds destriers du Nord bardés de fer, lutter contre les rapides et légers coursiers du Désert, les pesantes armes des croisés se heurter aux lames effilées de Damas, les guerriers se délasser entre un combat et un assaut par de brillants tournois ou de doux propos d'amour avec les filles aux yeux de gazelle de l'Orient ! La belle époque de gloire et d'amour où ceux qui tombaient dans la bataille embrassaient la croix formée par la garde de leur épée, et rendaient l'âme en donnant leur dernière pensée à Dieu et à leur Dame ! Temps héroïques ! Pendant ces merveilleuses et guerrières chevauchées, les dames restées au logis attendaient le retour de leurs époux en filant la laine, eu tissant d'artistiques tapisseries, en se narrant d'aimables fabliaux et même parfois en les mettant en action !
Avec les autres chevaliers de sa province, le seigneur de la Vergue était allé guerroyer contre les Infidèles. Il n'avait pas tardé à se distinguer aux rudes joutes d'armes, aux douces prouesses d'amour, et, plus heureux que bien d'autres qui se couchèrent à jamais sur la terre étrangère, il retourna au pays de ses ancêtres avec une grande renommée. Mais si seul, il était parti, seul, il ne revint pas. Une dame l'accompagnait, portant l'anneau nuptial de la Vergne, une dame si belle que la légende vante encore ses charmes.
Son visage aux traits réguliers et superbes, au teint de neige, aux lèvres purpurines, était encadré d'une forêt de cheveux noirs, qui, cascade de jais, ruisselait jusqu'à ses pieds Sa taille était admirable, sa démarche noble et altière ; elle se drapait dans de somptueux et étranges vêlements qui rehaussaient sa beauté Ce qui frappait le plus en elle, c'étaient ses yeux, ses yeux d'un noir intense, d'une profondeur insondable et d'un prestigieux éclat ! Ah ! c'est bien pour cette enchanteresse pareille à Alcine, que l'immortel poète, l'Arioste, a dit ; 'Partout en elle un piège est tendu'.
Aussi, nul ne s'étonna de l'empire absolu que possédait sur le seigneur de la Vergne cette fille des Sarrazins. Il ne semblait vivre que pour lui plaire. Pour elle, le château de ses pères s'abattit dans la poussière et se réédifia avec une splendeur inouïe. Sur un mot d'elle, il fit venir à grands frais du fond de l'Arabie, une haquenée sans pareille. Il forma pour la distraire une espèce de cour dont elle était la souveraine incontestée, et des fêtes inoubliables, des chasses splendides se succédaient sans cesse.
Le chevalier aurait volontiers continué longtemps celte existence fastueuse si agréable, mois l'honneur s'y opposa. Il dut suivre son suzerain dans une longue et difficile entreprise. Sûr de l'affection de sa femme, il partit avec chagrin bien que sans crainte, et, le silence de l'abandon remplaça au château le bruit joyeux des fêtes.
Au début de la séparation, la dame, toute attristée, passa son temps dans la retraite, attendant impatiemment les courriers porteurs des nouvelles de son mari. Peu à peu, l'absence de ce dernier se prolongeant, la solitude se mit à lui peser et elle commença — la solitude est mauvaise conseillère — à penser à se distraire.
Un jour où l'ennui l'enveloppait davantage de ses lourds replis, elle ne ferma pas l'oreille à une parole d'amour murmurée par un de ses pages, et ne le repoussa pas. Son sang chaud comme le soleil qui l'avait vue naître bouillonna alors dans ses veines. Une ardeur criminelle la saisit. Le lendemain, après le premier, elle en écouta un second, puis un autre, puis d'autres encore. Bientôt, après ses serviteurs, ce furent ses vassaux, puis tous ceux que le hasard amenait en sa présence, et, sa vie ne fut désormais qu'une vie de désordres dont toute la contrée avait honte. Mais le feu inextinguible de cette nouvelle Messaline, loin de se calmer, l'embrasait de plus en plus ; il vint une heure où, roulée au fond des abîmes du mal, "l'amour des hommes ne lui suffit plus", elle en arriva à envier l'amour des fauves qui vivaient dans les forêts.
Par une nuit d'orage, entraînée par ses passions, elle quitta furtivement son château par une porte secrète et se dirigea à la lueur des éclairs vers l'antre d'une sorcière renommée, au bas du Pé, près du village du Marchais-Gautreau. Rien ne l'arrêta, ni la tempête qui courbait les arbres dans l’étroit sentier de la forêt comme pour s'opposer à son passage, ni les éclats de la foudre.
Que se passa-t-il entre la Sarrazine et la sorcière ? Nul ne le sût. Mais, à partir de ce moment, une louve au pelage blanc courut chaque nuit par monts et par vaux, accompagnée d'une troupe d'énormes loups.
Rapidement, la terreur régna sur la contrée. On n'en fut plus à compter les troupeaux dévorés, les gens étranglés. Personne ne se risquait à sortir après le soleil couché, de crainte de rencontrer la meute hideuse, affamée, et on vivait dans les angoisses de l'épouvante, lorsque le seigneur de la Vergne revint à son manoir. Reçu à bras ouverts par sa femme dont les yeux noirs et fascinateurs étaient plus profonds, plus luisants que jamais, il s'apprêta à reprendre la vie joyeuse d'antan.
Mis au courant des ravages causés par la louve maudite, il résolut auparavant d'en délivrer ses terres, et organisa battue sur battue. Longtemps; en vain, il la poursuivit, massacrant une multitude de loups, sans réussir à joindre la louve qui l’évitait avec une habileté fantastique. Quand, à l'aube naissante, ses hommes exténués, ses chevaux fourbus, ses chiens hors d'haleine, il repassait les ponts-levis de sa forteresse, il y trouvait sa femme, les yeux toujours plus étincelants, le teint blanc plus rosé que d'ordinaire, les lèvres vermeilles entr’ouvertes d'un sourire magique qui le consolait de ses peines.
A peine remis de ses fatigues, il recommençait sa chasse acharnée qui, loin d'effrayer les loups, semblait au contraire les exciter et augmenter leur audace. Leur nombre paraissait grossir, et ils en arrivaient à descendre en bande dans les fossés du château pour y hurler d'une façon effroyable durant des heures entières.
Une nuit enfin, le seigneur de la Vergue monté sur son coursier le plus rapide, un cheval d'Orient, distançant sa suite, atteignit la louve et lui porta un coup d'épée. Un gémissement pénétrant, désespéré, véritable plainte humaine, traversa les airs el glaça d'effroi le chevalier. La louve avait disparu instantanément, et sur l'herbe rougie gisait une de ses pattes blanches tranchée par le fer. Malgré son trouble, le seigneur de la Vergne voulut emporter ce trophée, et se baissant, il ramassa... ô épouvante ! une délicate main de femme. A l'un de ses doigts brillait un anneau, l'anneau aux armes de la Vergne !
Son cœur se serra comme pris dans l'étau. Sa monture, éperonnée à outrance, gagna à fond de train le château. Le chevalier se précipita dans les appartements de la Sarrazine. Celle-ci, à moitié évanouie, était étendue sur son lit. De son poignet, auquel manquait la main, jaillissait un flot de sang !
Le seigneur de la Vergne jeta au visage de l'infâme la main abattue, et, plein d'horreur, transporté de fureur, tira son épée.
− Frappe, lui dit la belle Sarrazine d'une voix mourante, frappe, j'ai mérité ce châtiment ; je succomberai cependant moins sous ton fer que sous les remords qui m'envahissent. Mais, en expiation, je demanderai à Dieu de permettre à mon âme d'errer, visible, sur le lieu de mes crimes et de servir ainsi d'exemple terrible de la Justice Céleste !
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Et c'est depuis ce dramatique événement qu'une Dame blanche se montre à la Vergne, avant le passage de la mort, comme suprême avertissement et dernier appel au repentir."
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