la Jucaillère
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"La Jucaillère" ou "la Chicaillère" ?
"La Jucaillère" fait partie de la vingtaine de villages qui, sur la commune du Poiré d’autrefois, s’échelonnaient en haut de versant au-dessus de "la Vie", à proximité du chemin qui allait de Belleville à Palluau, passant à 300 mètres au nord du village1. Quant au nom du village… "autrefois les anciens disaient ‘la Chicaillère’"2. C’est sous cet autre nom qu’il est nommé en 1768-1770 sur la carte de Cassini3, où il est d’autre part représenté par deux symboles, le second correspondant à "la Malingerie", village de taille modeste le bordant immédiatement, et dont le nom a disparu sur un malentendu autour de 19652.
Le village de "la Jucaillère" en 2014 (environ 370 x 415 m),
et sur le plan cadastral de 1836 (environ 120 x 120 m).
La maison la plus ancienne du village en 2020 (habitée par les Phelippeau en 1836).
Remontant le temps, un acte notarié indique en 1599 que "la Jucaillère" était alors considérée comme faisant partie de la baronnie et seigneurie de Belleville, dont elle n’est éloignée que de 3 kilomètres. Dans cet acte notarié du 24 avril 1599. Laurent Chaigneau et son épouse Renée Charrier y vendent à leurs frères et beaux-frères Jacques et Lucas Chaigneau et aux autres membres de leur "communauté", leurs…
"biens propres et acquêts situés à la Ju-caillère [ceci pour] le prix et la somme de trente-cinq écus ‘sols’, faisant la somme de cent cinq livres tournois"4.
Acte notarié manuscrit sur parchemin du 24 avril 1599,
le plus ancien des documents connus où il est question de "la Jucaillère" :
"Par devant nous notaires soussignés, jurés et institués
de la baronnie et seigneurie de Belleville, ont…".
(Arch. dép. de la Vendée : 1 E 86 / 1599)
Les "communautés (ou sociétés) paysannes" de cette époque, telle celle-ci, associant différents membres de la famille Chaigneau de "la Jucaillère", ont été décrits pour la région par l’historien ruraliste Philippe Bossis5 :
"Elles étaient le plus souvent familiales, et associaient parents et enfants par des contrats souvent tacites, mais reconnus par la coutume, et parfois établis devant notaire. Chacun de ses membres possédait des parts de l’ensemble des biens meubles, effets, bestiaux, charrues, charruages composant la ‘communauté’, parts dont l’importance était fonction des apports et de la force de travail estimée de chacun d’eux. Leur fonctionnement était indépendant des modes de faire-valoir, direct ou indirect (fermage ou métayage)."
On trouve ces "communautés" dans des actes notariés jusqu’au XIXe siècle, les exemples étant nombreux sur le Poiré. Et quinze générations plus tard, la famille Chaigneau avait toujours des descendants en 2023 près de "la Jucaillère".
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"La Jucaillère" et la Révolution
A la fin du XVIIIe siècle, y vivaient les familles Guillet, Beignon, Montassier, Bouhier… fariniers et agriculteurs (ainsi que la famille Bernard, descendante des Chaigneau à "la Malingerie" voisine). Le 25 juillet 1798 (7 thermidor an 6e), ils furent les victimes d’un arrêté de l’administration de la municipalité cantonale du Poiré de l’époque, où on lit que…
"le capitaine de la gendarmerie est chargé de faire des visites domiciliaires chez […] Joseph Guillet farinier, Jacques Beignon fils, et les Montassier, à la Jucaillère […] et d’arrêter les individus qui s’y trouvent cachés […] et enlever toutes les armes qui peuvent s’y trouver et d’amener à l’administration municipale les individus qui s’en trouveraient munis",
ainsi que bien d’autres dans les villages voisins du "Beignon-Jauffrit", du "Chemin", de "la Turquoisière", "l’Auroire", "l’Orcière"… et dans plusieurs dizaines d’autres des communes du Luc et de Beaufou6. Ces visites domiciliaires, bien que réitérées ne donnèrent rien, comme le déplore leur initiateur le notaire André-Philippe Danyau, nommé et payé par les autorités gouvernementales du moment pour exercer la surveillance policière des faits et gestes et façons de penser de la population locale. L’utilisation de garnisaires, une reprise de la pratique des dragonnades d’antan, ne donnant pas plus de résultats, celui-ci ira jusqu’à demander de pratiquer des arrestations arbitraires et des prises d’otages qu’une nouvelle loi venait de rendre légales7.
Dans les années 1793 à 1796, les habitants de ces villages avaient été de ceux qui s’étaient soulevés contre le nouveau régime politique perçu comme s’étant constitué ou ayant été récupéré par de nouveaux privilégiés issus de la bourgeoisie locale, et on les voit jusqu’en 1795 apporter leur soutien matériel aux compagnons de Charette8.
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Les bouleversements de la fin du XXe siècle
A une exception près, les constructions de "la Jucaillère" ont toutes été remplacées à la fin du XIXe ou au tout début du XXe siècle. Comme il est habituel, les habitations, surmontées de leur grenier, étaient tournées vers le sud, leur façade nord étant aveugle. Par souci d’économie elles avaient été construites en mitoyenneté, formant ainsi plusieurs "barres". Pour la plupart, elles se trouvaient dans le haut du village ce qui leur évitait les pollutions causées par les effluents des bâtiments agricoles qui, eux, étaient situés en contrebas.
C’est dans la seconde moitié du XIXe siècle que fut édifié le petit pont franchissant la rivière en bas de "la Jucaillère", mais il dut être reconstruit après qu’il eut été emporté par la crue de la nuit du 26 au 27 octobre 1909, comme de nombreux autres ponts sur le Poiré et ses alentours.
Le village de "la Jucaillère" vers 1980 :
de nombreux toits de tôles se sont ajoutés aux bâtiments existant en 1950.
Et en février 2020, la croix de "la Jucaillère" dont le crucifix a disparu.
Au début des années 1950 et jusque dans les années 1970, ainsi qu’en témoignent les anciennes granges-étables subsistant, on trouvait à "la Jucaillère" deux exploitations agricoles principales (des Bourmaud et des Gauvrit) de 25 hectares chacune, ainsi qu’une autre de 9 hectares (celle des Gendreau). Les autres familles ne possédaient que quelques petits champs et une ou deux vaches, se nourrissant des produits de leurs jardins, et vivant essentiellement de l’élevage de quelques lapins nourris avec l’herbe coupée dans les fossés, de poules, installées avec leurs "guerouées" de poussins dans des cages aux coins de champs aux risques de prédations par les hérissons et autres bêtes… ainsi que de ce que pouvaient apporter leurs enfants allant travailler ici et là. Mais ceci tout en se refusant de se considérer comme étant dans la misère pour autant2.
Début 2020, deux alignements d’habitations en "barres" à "la Jucaillère".
En 2020, environ 35 personnes habitaient à "la Jucaillère" (dont 10 à "la Malingerie" contiguë). Cette population avait été du même ordre en 1836, et elle avait atteint 53 habitants en 19319. Le phénomène majeur au cours des cinquante dernières années, a été la disparition des agriculteurs, l’exode des familles originelles du village et l’arrivée de nouvelles familles venues, d’autres villages ou de plus loin. Ce phénomène qui a touché tous les villages, a abouti pour certains, comme "l’Orbreteau" voisin, au remplace-ment de ses anciens habitants.
Grâce à leur plus grande aisance (…relativement au faible niveau des retraites des anciens agriculteurs ayant dû partir), ces nouveaux venus ont sauvé les anciens bâtiments agricoles de "la Jucaillère", les restaurant et les transformant en résidences.
En 2020, deux exemples de granges-étables de "la Jucaillère" restaurées.
Au nord, à 150 mètres du centre du village et près du pin parasol traditionnel et emblématique de "la Jucaillère", s’élève une croix en pierre. datant de 1880. Elle fut érigée par Marie Bouhier, qui allait mourir deux ans plus tard, en mémoire de ses parents André Bouhier (1778-1852), meunier et fils de meunier, et Jacquette Phelippeau (1791-1876), ainsi que le rappelait sur la base de la croix, une inscription qui, en 2021, était devenue illisible10.
Vue de dos en 2020 de la croix de "la Jucaillère" (hauteur : 4 m),
ainsi que son pin parasol,
le long du chemin conduisant à la route passant par "la croix Bouet".
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Un des derniers refuge de Charette
A la fin de l’année 1795 et au début de l’année 1796, alors que sa situation était sans espoir, "la Jucaillère" a momentanément accueilli et abrité la petite troupe de Charette, qui fut pris et tué à la fin du mois de mars suivant11. Il en est resté le témoignage de Lucas Championnière, un de ses derniers compagnons, qui raconte qu’à partir de la fin novembre 1795 :
"depuis cette époque, nous fûmes toujours errans, occupant successivement le bourg de Saligné, le village de la Latterie, Saint-Denis, Montorgueil, la Chicaillère, etc. ; pendant ce temps, l'ennemi nous cernait de toute part et le cercle se resserrait tous les jours […]"12.
Ci-dessus, "la Jucaillère" en 1768-1770 sur la carte de Cassini, où elle est nommée "la Chicaillère" ;
et où sont distinguées "la Jucaillère", à gauche, et "la Malingerie", à droite.
(environ : 8 x 3,15 km)
( le Bugnon et la Crécoisière y correspondent au "Beignon-Jauffrit" et à "la Turquoisière" )
Ci-dessous, la localisation des noms cités par Lucas Championnière :
"le bourg de Saligné, le village de la Latterie, Saint-Denis, Montorgueil, la Chicaillère…",
ultimes retraites de Charette et de ses compagnons lors de leurs derniers mois de résistance.
La carte (environ 14,1 x 8,7 km) est de la fin des années 1830,
tandis que les encarts sont des extraits de la carte de Cassini (1768-1770).
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Notes, sources et références...
(sauf mentions contraires, illustrations et texte sont dus à M. Mignet)
1 Cette localisation des villages en haut de versant est très ancienne et est liée à celle des sources apparaissant à l'endroit où la nappe phréatique est recoupée par le début de la pente. Entre "la Marinière" et "la Merlière", cela correspond à des sites de gisements préhistoriques identifiés. Accessoirement, ces localisations ont favorisé le creusement de souterrains-refuges, ainsi ceux qui ont été mis au jour sur ce versant nord de "la Vie" : à "la Haute Sauvagère", à "l’Aubonnière", à "Montorgueil", à "la Prévisière", à "la Pallulière"…
2 Entretiens et rencontres en 2019 et 2020 avec Armande Bourmaud (née Bernard en 1927 à "l’Orbreteau" voisin et vivant à "la Jucaillère" depuis 1951), ainsi qu'avec la famille d’Armand et de Marie Jauffrit de "la Malingerie", et avec Claude Gendreau ou Fabien Corre, habitants relativement nouveaux de "la Jucaillère".
En dépit de sa prononciation locale de "Chicaillère", c’est le nom de "Jucaillère" que l’on trouve utilisé sur les registres paroissiaux du XVIIIe siècle.
3 Extrait de la Carte générale de la France. 132, [les Sables-d'Olonne], établie en 1768-1770, dite carte de Cassini..
4 Actes notariés anciens (Arch. dép. de la Vendée : 1 E 86 / 1599). Cet acte notarié rappelle les particularités monétaires de l’époque, où "Henri III par un édit de septembre 1577 déclara unité monétaire l’écu sol (3,2 g d’or) frappé à la valeur de 3 livres soit 60 sous" (André Neurisse : Histoire du franc, 1963, p. 26) ; la livre dite "tournois" étant la monnaie légale dans la France d’alors.
5 D’après Bossis (Philippe), "le Milieu paysan aux confins de l'Anjou, du Poitou et de la Bretagne (1771-1789)", in Études rurales, n°47, 1972, p. 122-123 : "les Sociétés paysannes".
6 Cf. à cette date les Délibérations de la municipalité cantonale du Poiré durant la période du Directoire (1796-1799) (Arch. dép. de la Vendée : L-1238).
7 Voir les Rapports à sa hiérarchie départementale d’André-Philippe Danyau commissaire du Directoire exécutif du Département auprès de la municipalité cantonale du Poiré, dont celui du 7 brumaire an 8 / 29 octobre 1799 (Arch. dép. de la Vendée : L 264)..
8 Cahier des réquisitions de l’armée catholique et royale dans la paroisse du Poiré (Méd. mun. de La Roche-sur-Yon : ms 019), extrait : réquisitions à "la Jucaillère" ; voir aussi de Lorvoire (Jean-Claude), "les Réquisitions de l’armée catholique et royale dans la paroisse du Poiré-sur-Vie", in Recherches vendéennes, n° 3, 1996, p. 257-299.
9 Dénombrements et recensements de la population du Poiré, de 1797 à 1975 (Arch. dép. de la Vendée : L 288, 6 M 280, 6 M 282).
10 Boutin (Hippolyte), Chronique paroissiale du Poiré, 1901, p. 20 ; repérages dans l’état civil du Poiré (Arch. dép. de la Vendée : AD 2E 178) ; et dessin de cette croix en pierre dans l’Ange Gardien du Poiré. Cette croix ne doit pas être confondue avec l’ancienne croix en bois qui se trouvait à 2 km de là, à l’embranchement de la route du Poiré à Belleville et de celle partant vers "la Jucaillère" (Arch. dép. de la Vendée : 4 num 26… numéros du 23 novembre et du 26 octobre 1924).
11 Le village de "la Jucaillère" est à 12 kilomètres à vol d’oiseau de la Chabotterie où Charette fut capturé par ses ennemis le 23 mars 1796, pour être tué à Nantes six jours plus tard.
12 Sommé le 10 mars 1793 par les insurgés de Brains et du Pellerin de se mettre à la tête, Pierre-Suzanne Lucas de la Championnière (1763-1825) a combattu aux côté de Charette d’octobre 1793 à février 1796. Bien qu’ayant fait sa soumission à cette date contre promesse d’amnistie, il préféra alors se cacher dans Nantes afin de ne pas être tué comme l’avaient été tous les membres de sa famille. Il y rédigea les écrits cités ci-dessus qui ne furent cependant publiés que deux générations plus tard en 1904, et après un conseil de famille de ses descendants. Jules Verne, qui était un ami des Championnière, s’est librement inspiré de l’histoire de sa vie pour son roman Le Comte de Chanteleine (paru en feuilleton en 1864) dans lequel il ne cache pas où vont toutes ses sympathies, et qui donc, pour des raisons de divergences idéologiques avec son éditeur, ne put être publié en volume qu’en 1971.
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